Quelques indication pour mieux comprendre le Ménon

Le Ménon est un dialogue qui s'engage directement, sans préambule (comme dans Protagoras par exemple), entre Ménon (noble de Thélassie qui a reçu une partie de son enseignement de Gorgias) et Socrate.

Ménon demande à Socrate si la vertu peut s'enseigner, si on peut la conquérir.

C'est une question traditionnelle fréquemment posées dans la Grèce antique. Cette fréquence s'explique par le double enjeu, moral et politique de la notion de vertu : cette disposition intérieure permet à l'homme de bien vivre mais aussi de tenir efficacement son rôle de citoyen (de faire vivre la cité).

Ici, il s'agit avant tout de la vertu politique. Cette question est centrale à Athènes, car de grands hommes d'État comme Thémistocle et Périclès n'avaient pu transmettre à leur fils leurs talents. Les sophistes étaient-ils alors capables de faire ce que ces hommes d'État n'avaient pas réussi à faire ?

Ce dialogue tente de répondre à cette question.

Le Ménon est symptomatique de l'ironie socratique. L'ironie de Socrate a en effet une fonction pédagogique : donner à l'interlocuteur un sentiment de sécurité psychologique suffisant pour l'inciter à accepter le rapport maïeutique, à entrer dans le jeu des questions et des réponses. La finalité du rapport maïeutique est d'amener l'interlocuteur à prendre conscience des exigences logiques et rationnelles qui sont les siennes pace qu'elles sont universelles, et de l'inciter à mettre son discours en accord avec les exemples. Ce travail de prise de conscience ne peut être obtenu que par une pédagogie de l'échec et par l'analyse des raisons de l'échec.

L'ironie de Socrate est parfaitement adaptée à la psychologie de son interlocuteur : Ménon est un élève des Sophistes, admirateur du célèbre Gorgias. En se présentant comme inférieur à Gorgias, Socrate le rassure et fait espérer une supériorité facile dans le dialogue. Or les Sophistes conçoivent le dialogue comme un rapport de forces où il faut l'emporter sur son adversaire en ayant « le dernier mot ».

Nous pouvons distinguer cinq actes ou axes de développement de la problématique posée dans le Ménon .

1° acte

A la question de savoir si la vertu peut s'enseigner, Socrate répond qu'il ne sait même pas ce qu'est la vertu ; il demande alors à Ménon de lui préciser ce qu'est la vertu. Ménon répond que la vertu d'un homme consiste à bien administrer les affaires de sa patrie et celle d'une femme à bien gouverner sa maison et qu'il y a une vertu propre à chaque âge et à chaque condition.

Socrate n'est pas satisfait de cette réponse car il cherchait la définition de la vertu, or Ménon lui en propose plusieurs. Il demande alors s'il y a un caractère commun à toutes ces vertus.

Ménon propose comme caractère commun la capacité à commander.

Socrate n'est toujours pas satisfait : il s'agit encore d'une vertu particulière qui n'est pas commune à tout le monde, par exemple à l'enfant ou à l'esclave. Ménon se hasarde à une dernière définition, mais Socrate n'est toujours pas satisfait.

On voit ici l'importance de la différence entre « définition » et « exemple » : Ménon ne donne que des « exemples » de vertu, jamais une « définition ». La définition ne peut consister en l'énumération, même exhaustive, des objets sur lesquels porte le concept à définir (ici la vertu). Le concept est toujours le résultat d'une opération d'abstraction, c'est-à-dire le travail intellectuel de dissociation des propriétés ou caractères de l'objet et de sélection de celles qui sont en commun donc pertinentes pour définir l'objet.

A ce moment du dialogue, on pourrait croire que ce dernier piétine, que rien n'a évolué. Il n'en est rien : Ménon a évolué intellectuellement et on le voit bien à travers son changement d'attitude psychologique : à l'assurance de savoir, succède l'aveu de son impuissance. Le rapport maïeutique se met en place : conscient de ses difficultés (de son « ignorance ») parce que sensibilisé aux impératifs de la méthode de définition, Ménon commence à passer de son premier objectif (donner une réponse décisive parce que définitive) à l'objectif philosophique : chercher la réponse vraie.

Un intermède sépare cette première partie de la suivante : Ménon, acculé au doute et à la perplexité, compare Socrate à une torpille de mer qui engloutit tous ceux qu'elle touche.

Socrate veut bien accepter cette comparaison si la torpille coule avec ce qu'elle touche, car il est aussi embarrassé que Ménon.

Ménon dit alors qu'il est impossible de chercher une chose dont on ne connaît pas la nature, puisqu'on ne sait pas même ce que l'on doit chercher.

Synthèse du 1 er acte  :

La multiplicité de définitions proposées par Ménon, met en exergue la difficulté de définir ce qu'est la vertu.

Se pose le problème de la connaissance et de la recherche : comment chercher ce que l'on connaît (ou croit connaître) et comment chercher ce que l'on ne connaît pas (ou croit ne pas connaître ?) Ce deuxième point ébauché dans cet acte au sujet de l'enseignement de la vertu, sera développé et élargi dans le 2 ème acte.

2° acte

Ce second acte a une importance particulière puisqu'il aborde une théorie essentielle chez Platon : la réminiscence.

Ménon, dans sa remarque « il est impossible de chercher une chose dont on ne connaît pas la nature », s'est directement inspiré de l'enseignement des sophistes qui niaient la possibilité de la connaissance et de la science. On est donc face à un sophisme classique, celui de la connaissance impossible ou inutile. Comment peut-on prétendre en toute rigueur sémantique chercher quelque chose que l'on ignore ? Soit on l'ignore et on ne peut alors savoir ce que l'on cherche, soit on ne l'ignore pas et pourquoi chercher ce que l'on sait ? Ce sophisme joue sur l'équivocité des mots « savoir » et « ignorer » en faisant de l'ignorance le contraire absolu du savoir.

Pour réfuter l'objection de Ménon, Socrate relativisera l'opposition du savoir et de l'ignorance en se fondant sur l'immortalité de l'âme et en développant par là même une théorie de la connaissance qui exclut que le point de départ d'une volonté de savoir puisse être l'ignorance absolue. Dans ses existences antérieures, l'âme, d'origine divine, a tout vu dans ce monde et dans l'autre. Dans la nature, tout se tient et l'âme a déjà tout « appris », elle n'est donc jamais dans un état d'ignorance absolue : ainsi l'âme, en se rappelant une chose peut retrouver d'elle-même toutes les autres, pourvu qu'elle cherche. Cette réminiscence, ce souvenir, c'est ce que les hommes appellent l'enseignement. Se ressouvenir et chercher, c'est apprendre.

Ainsi démenti, le sophisme de la connaissance inutile ou impossible n'apparaît plus que comme l'alibi purement verbal de la paresse intellectuelle, de l'absence de « courage ».

Ménon demande alors une preuve, une application de ce que Socrate avance.

Ce dernier demande ainsi à Ménon de lui trouver un esclave afin qu'il lui pose une question. Ménon va chercher cet esclave et Socrate lui demande de trouver la solution à un problème complexe : le doublement du carré. Commence ainsi, sur l'esclave, la démonstration empirique que l'on peut chercher ce que l'on ignore.

Le jeune esclave, qui n'a reçu aucune éducation, qui est ignorant et non lettré, trouve la solution et Socrate assure qu'il serait capable de découvrir de même toute la géométrie et les autres sciences car son âme ne ferait que se ressouvenir et les opinions vraies se réveiller à l'aide de questions.

Cette partie est importante pour mettre en évidence le rapport essentiel, l'affinité profonde de la technique maïeutique et de la théorie de la réminiscence ou plus généralement de la métaphysique platonicienne et du statut intelligible de l'âme humaine. Chaque homme porte en lui-même la vérité et le dialogue philosophique, s'il enseigne quelque chose, enseigne seulement les exigences à remplir pour prétendre légitimement dire la vérité. Dans cet enseignement, l'embarras de l'interlocuteur est une étape inévitable, révélant qu'il est en contradiction avec ses propres exigences dont il commence à prendre conscience. Pendant la démonstration, l'esclave a en effet traversé une phase de désarroi, d'embarras : ceci est positif car c'est le signe d'une prise de conscience de l'ignorance. Désavouer l'opinion, l'idée toute faite, c'est s'apercevoir qu'on ignore.

On retrouve ici l'intention profonde de la philosophie grecque : ce qui menace les hommes ce n'est pas l'ignorance, c'est l'ignorance de l'ignorance parce qu'elle bloque le désir de savoir et donc la dynamique de la connaissance.

Socrate concluant grâce à l'exemple de l'esclave qu'il faut « chercher ce qu'on ne sait pas », revient alors à la question centrale : « qu'est-ce que la vertu ? » ainsi qu'à la question corollaire, à savoir « la vertu peut-elle s'enseigner ? ». Une hypothèse est posée : si la vertu peut s'enseigner il s'agira alors d'une science. Ménon préfère simplement répondre à la question de la possibilité d'enseigner la vertu : c'est l'objet du troisième acte.

Synthèse du 2 ème acte  :

Développement du problème de la réminiscence. Apprendre, c'est se ressouvenir. Immortalité de l'âme qui permet la réminiscence.

Démonstration de la réminiscence grâce au dialogue entre Socrate et l'esclave. La perte de la certitude, si elle est inconfortable psychologiquement (embarras), est pourtant positive intellectuellement.

3°acte

Socrate procédera, comme les géomètres, par hypothèse, il utilisera donc la méthode « hypothético-déductive ».

Puisque Ménon ne veut pas commencer par définir la vertu, il ne reste qu'à partir d'une hypothèse comme solution au problème posé, puis de déduire de cette hypothèse des conséquences. Si ces conséquences sont compatibles entre elles, et si elles sont compatibles avec les données de l'expérience, alors l'hypothèse pourra légitimement être tenue pour vraie et deviendra une thèse.

Après avoir posé l'hypothèse que la vertu s'enseigne, Socrate précise cette hypothèse en analysant les présupposés et les conséquences : que doit être la vertu pour pouvoir s'enseigner ? D'où la thèse que la vertu doit être une science ; en effet la propriété incontestable d'une science, c'est qu'elle est transmissible par l'enseignement et que l'homme peut l'apprendre. Un autre élément essentiel est fourni à propos de la vertu : cette dernière est un bien. Nous pouvons donc examiner s'il y a quelque espèce de bien qui soit distinct de la science : si tel est le cas, la vertu n'est pas une science et ne peut ainsi être enseignée.

Nous savons aussi que c'est par la vertu que nous sommes bons et par conséquent utiles. Toutefois, nous jugeons parfois comme nuisibles certaines choses utiles (la force par exemple).

C'est la manière dont on use de ces choses qui les rend utiles ou nuisibles. Si l'on prend des choses différentes des sciences comme le courage et la tempérance, suivant la façon dont on les utilise, elles seront utiles ou nuisibles.

Par conséquent, tout ce que l'âme entreprend et supporte, tourne à son bonheur, si elle se laisse guider par la prudence et la sagesse, et à son malheur si elle se laisse guider par la folie.

Les qualités de l'âme ne sont ni utiles ni nuisibles en elles-mêmes ; en revanche la vertu est nécessairement utile comme nous l'avons dit, elle ne peut être alors que sagesse ou partie de la sagesse (nous attirons votre attention sur les problèmes de traduction : dans certaines éditions vous trouverez « raison » à la place de « sagesse).

L'âme gouverne l'homme , et elle doit être guidée par la sagesse pour bien agir. L'utile devient alors la sagesse, le raisonnable et comme nous avons dit que la vertu est utile, elle devient aussi sagesse (raison) ou partie de cette sagesse (raison), en voilà la démonstration dans le 4 ème acte.

Synthèse du 3 ème acte  :

La vertu est-elle une science ?

La vertu est un bien et est utile. L'utilité ou la nocivité apparaissent en fonction de l'utilisation qui est faite des qualités de l'âme. La sagesse rend une qualité (comme le courage par exemple) utile, la folie la rend nuisible.

Socrate conclut que la vertu, étant utile, est la sagesse (raison).

4° acte

Mais est-ce la nature qui décide si l'on va être bon ? Si c'était le cas, dit Socrate, certains hommes reconnaîtraient les gens de bien et les mettraient sous scellés. Ils seraient l'objet des plus grands soins afin que personne ne les change, ne les corrompe et leur valeur serait supérieure à celle de l'or.

Mais alors, si ce n'est pas la nature qui décide, est-ce l'éducation ? Si la vertu doit être enseignée, il est nécessaire qu'il y ait des maîtres pour l'enseigner, de la même façon que l'enseignement de la médecine est confié aux médecins et que tout art est enseigné par les maîtres de l'art. Si la vertu n'a pas de maîtres, elle ne peut être enseignée et elle n'aura par conséquent pas de disciples.

Les sophistes se déclarant maîtres de la sagesse et enseignants de la vertu, Socrate demande alors à un homme politique expérimenté, Anytos, ce qu'il pense de ces derniers.

Pour Anytos les sophistes sont une véritable peste, un fléau pour ceux qui les fréquentent. Lui-même ne les a jamais fréquentés. Socrate souligne donc qu'Anytos a une « opinion » non fondée sur les sophistes.

Il lui demande toutefois à qui Ménon pourrait s'adresser pour trouver cette vertu. Pour Socrate c'est bien vers les sophistes qu'il faut se tourner, alors que pour Anytos ils suffit d'aller voir les honnêtes gens à Athènes qui ont appris de leurs ancêtres cette vertu.

Socrate demande alors si ceux qui possèdent la vertu comme certains hommes d'État, sont de bons maîtres pour enseigner cette vertu. Socrate prend comme exemple Thucydide qui dépensa de grandes fortunes pour enseigner à ses enfants notamment la vertu ; cela n'aurait pas dû lui coûter grand chose si la vertu était héréditaire.

Socrate fait aussi remarquer à Anytos qu'il connaît aussi chez lui des honnêtes gens. Pourtant, ces honnêtes gens ne se reconnaissent pas comme des maîtres de la vertu et pensent que cette dernière peut s'enseigner comme elle peut ne pas s'enseigner : il n'y a donc pas d'accord ebtre eux. Pour appuyer ses dires, Socrate prend l'exemple du poète Théognis qui se contredit lui-même sur ce sujet : « Jamais le fils d'un père vertueux ne deviendrait méchant, s'il écoutait les sages conseils ; mais en dépit de tes leçons, tu ne feras jamais du méchant un homme de bien ».

Alors finalement, si ni les sophistes, ni les gens de bien ne sont maîtres de la vertu, qui l'est ? S'il n'y a pas de maîtres, il n'y a pas non plus de disciples. La vertu ne peut-elle donc pas s'enseigner ?

Synthèse du 4 ème acte  :

Est-on naturellement vertueux ou y a-t-il des maîtres de vertu ?

Qui peut enseigner la vertu ?

Acte où intervient un autre personnage, Anytos qui critique les sophistes, auto-définis maîtres de la sagesse, comme étant un fléau social. Socrate semble prendre ici, contrairement à ce que l'on trouve dans d'autres écrits, la défense des sophistes.

5° acte

Socrate remet en question cette idée que la science est le seul guide pour permettre aux gens de faire leurs affaires de manière juste et bonne.

Socrate introduit la notion « d'opinion vraie » : il prend l'exemple d'un guide qui connaît une route pour l'avoir utilisée ; ce guide est un bon guide par sa connaissance effective de la route. Mais un autre guide qui n'a jamais été dans un endroit donné, ne pourrait-il pas également être un bon guide ? Il peut lui aussi être un bon guide tant qu'il aura une opinion droite, vraie sur les choses que l'autre connaît réellement. (Platon pense en effet qu'il existe une Connaissance unique et immuable des choses). Le vrai peut être atteint par la conjecture ou par l'expérience, la science.

Une opinion droite ou vraie est tout aussi bon guide que la science. Socrate reconnaît qu'il l'a négligé jusqu'à présent. Les opinions vraies sont inférieures à la science lorsqu'elles peuvent encore fuir de notre âme, mais lorsqu'on les a enchaînées par la connaissance raisonnée en établissant entre elles les liens de cause à effet (réminiscence), lorsqu'on les a reliées entre elles empêchant ainsi leur « fuite », elles deviennent d'abord sciences et acquièrent par la suite la stabilité. Il n' y a donc plus de « hasard », le hasard n'étant pas un bon guide.

Ainsi l'opinion vraie et la science contribuent à rendre l'homme d'État utile et bon. Toutes les deux ne sont pas des dons de la nature mais des choses qu'on acquiert.

Socrate a également reconnu que la vertu n'était pas un don de la nature, ni une science car elle ne pouvait pas s'enseigner (pas de maître). Cependant la vertu est reconnue comme bonne et ce qui sert à bien diriger est utile et bon. La vertu n'étant pas une science, les hommes d'État ne peuvent l'enseigner à leurs héritiers et la vertu n'étant pas un don de la nature, les hommes d'État ne peuvent la recevoir de la nature.

Les hommes politiques annoncent beaucoup de choses vraies mais ils ne savent aucune des choses dont ils parlent. Les hommes qui réussissent de grandes choses sans avoir une grande science sur ce qu'ils disent, nous pourrions les appeler des divins prophètes.

Socrate en conclut définitivement que la vertu n'est point naturelle et ne peut s'apprendre ; elle parvient par une influence divine à ceux en qui elle se rencontre. La vertu est un don des dieux, mais pour savoir le vrai à ce sujet, ajoute Socrate produisant une belle pirouette qui les fait pratiquement revenir à son point de départ, il faut examiner comment la vertu se trouve dans les hommes et ce qu'elle est en elle même.

Synthèse du 5 ème acte  :

Distinction entre opinion vraie, droite et science.

La vertu n'est ni un don de la nature ni une science.

La vertu est un don divin. Les hommes politiques sont de « divins prophètes ».

Socrate après avoir mis au jour l'origine de la vertu, conclut en disant qu'il faut définir ce qu'elle est…

Conclusion

Le Ménon qui aborde le problème de l'origine et de la définition de la vertu, prépare le terrain pour la théorie des Idées de Platon notamment à travers les notions de réminiscence et d'opinion vraie.